Dans l’interview du 10 août 2014 qu’elle a accordée à Jeffrey Goldberg du magazine américain The Atlantic, Hillary Clinton expose sa vision des grands enjeux géopolitiques actuels. L’occasion pour l’ex Secrétaire d’Etat américain et la femme la plus présidentiable du moment de se démarquer sensiblement de Barack Obama, notamment sur son approche du conflit à Gaza.
Jeffrey Goldberg souligne d’ailleurs comme, avec la vision articulée et approfondie des affaires extérieures qu’elle nous offre aujourd’hui, la grande dame a déjà commencé sa campagne pour les présidentielles de 2016.
Sa vision résumée ici en 5 points :
Conflit à Gaza
Jeffrey Goldberg : Donc, Gaza. Comme vous le racontez dans votre livre (Hard Choices, sorti en juin 2014), vous avez négocié le dernier long cessez-le-feu en 2012. Êtes-vous surprise qu’il n’ait pas tenu ?
Hillary Rodham Clinton : Je suis surtout surprise qu’il ait tenu si longtemps. Mais étant donné les bouleversements dans la région, la chute [de l’ancien président égyptien Mohammed] Morsi, son remplacement par [Abdel Fattah] al-Sissi, un mur contre lequel le Hamas s’est trouvé acculé, je ne suis pas surprise qu’il ait provoqué une nouvelle attaque.(..) Je pense qu’Israël a fait son devoir en répondant aux roquettes. (…) Israël a le droit de se défendre. Les choix du Hamas de lancer des roquettes et de contrôler des bâtiments et des ouvertures de tunnels dans des zones civiles, maintiennent Israël dans une position inévitablement difficile quant à la méthode à adopter.
JG: Pensez-vous qu’Israël ait fait assez pour empêcher la mort d’enfants et d’innocents ?
HRC: De la même manière que nous, les Etats-Unis, avons essayé d’être les plus prudents possible et d’éviter de toucher des civils, (…) des erreurs sont irrémédiablement faites. (…) Nous aussi, nous les avons faites. Je ne connais pas une seule nation, quelque soient ses valeurs –et je pense que les démocraties ont par maintes fois révélé de meilleurs valeurs pendant les conflits-, qui n’ait jamais fait d’erreurs. Au bout du compte, la responsabilité de ce conflit revient au Hamas.
La couverture médiatique du conflit à Gaza
JG: Est-ce que je peux vous demander si nous passons trop de temps à parler de Gaza et de la problématique Israël-Palestine en général ? Je vous demande cela parce que l’an dernier votre successeur [John Kerry, nouveau Secrétaire d’Etat américain, ndlr] a passé un temps inestimable sur le dossier israélo-palestinien pendant qu’une organisation inspirée par Al-Qaida prenait le contrôle de la moitié de la Syrie et de l’Irak.
HRC: C’est vrai.
JG: Je comprends que les Secrétaires d’Etat puissent faire plus d’une chose à la fois mais quelle est la cause de cette obsession ?
HRC: J’ai beaucoup réfléchi à cela, parce que c’est vrai que vous avez un nombre important d’autres conflits qui se déroulent en ce moment à travers le monde. ( …) C’est fou…vous avez plus de 170 000 morts en Syrie … vous avez la Russie qui prépare ses bataillons – la Russie qui a de fait annexé un autre membre des Nations-Unies- et j’ai bien peur qu’elle ne redouble d’efforts pour empêcher le succès du gouvernement ukrainien à reprendre le contrôle de son territoire, si on en exclut déjà la Crimée. Plus de 1000 personnes ont été tuées en Ukraine des deux côtés, sans compter l’avion [de la Malaysian airlines], et pourtant nous assistons à cette réaction internationale démesurée contre Israël, le droit d’Israël à la légitime-défense, et la façon dont il s’y prend pour se défendre. Cette réaction est injustifiée et injuste. (…)
Vous ne pouvez jamais sous-estimer le facteur de l’antisémitisme, surtout avec ce qui s’est passé et se passe toujours en Europe aujourd’hui. La différence entre le nombre de manifestations contre Israël et celles contre la Russie, qui s’empare d’une partie de l’Ukraine et détruit un avion de ligne, est exponentielle. Donc, il y a bien un autre facteur que les images que nous recevons de Gaza qui entre ici en jeu (…)
[D’ailleurs] ce que vous voyez à la télévision est d’une large manière ce que le Hamas permet aux journalistes occidentaux de montrer de Gaza. C’est le vieux problème de communication d’Israël. Oui, il y a un profond sentiment d’antagonisme et d’antisémitisme contre Israël, par ce que c’est un Etat puissant, avec une armée très performante. Et le Hamas se dépeint comme le défenseur des Droits des Palestiniens d’avoir un Etat. Donc la guerre de la communication a historiquement été en défaveur d’Israël.
Sa relation avec le Premier Ministre israélien Benyamin Netanyahu
HRC: J’ai obtenu le dernier face à face entre Abbas et Netanyahu. Kerry n’a jamais été jusque-là. Je les ai eu tous les deux dans une pièce avec [l’ancien négociateur pour le Moyen-Orient] George Mitchell par 3 fois, et ça s’est fait. J’ai vu Netanyahu évoluer d’une posture formellement anti 2 Etats à celle d’un soutien à cette même solution, à proposer toutes sortes de solutions de type Barak [ancien Premier ministre israélien, pro solution à 2 Etats] très éloignées de ce qu’il est, et de là où il se sent confortable.
(..) Donc je sais, travailler avec Bibi, c’est pas toujours du gâteau, souvent les gens sont frustrés et perdent de vue ce pourquoi ils sont à la table des négociations.
Le Hamas et la question de l’Islamisme politique
JG: Il y a des critiques de l’administration Obama émanant des pays du Golfe, de Jordanie, d’Israël, qui disent que c’est pure naïveté que de croire qu’on peut travailler avec des Islamistes et que le Hamas est un groupe avec lequel on peut s’entendre. Y a-t-il un rôle pour l’Islamisme politique dans ces pays ? Pouvons-nous trouver un moyen de travailler avec eux?
HRC: Je pense qu’il est trop tôt pour en juger. Mais je ne mettrais pas le Hamas dans la catégorie des gens avec lesquels on peut travailler. Je ne pense pas que ça soit réaliste parce que son existence est fondée sur la résistance contre Israël, la destruction d’Israël et il emploie des tactiques et une idéologie néfastes, y compris un très virulent antisémitisme. Je ne pense pas qu’il puisse être considéré comme un interlocuteur légitime, surtout parce que si vous faîtes cela, cela aggrave davantage l’handicap de l’Autorité Palestinienne, qui connaît de nombreux problèmes mais a eu le mérite de changer sa charte et de s’éloigner de la voie de la guérilla des dernières décennies.
La politique extérieure des Etats-Unis
À un certain moment dans l’interview, j’ai mentionné le slogan que le Président Obama avait récemment employé pour décrire sa doctrine en matière de politique extérieure. “Ne fais pas de conneries” (Une expression souvent changée par “Ne fais pas de bêtises” dans des entretiens plus publics).
Voici ce que Clinton pense du slogan d’Obama : “Les grandes nations ont besoin de principes fondateurs” et “Ne fais pas de bêtises” n’est pas un principe fondateur. Elle a continué en déclarant qu’il y avait un juste milieu entre une posture belliqueuse (qu’elle associe à l’administration Bush) et l’extrême inverse, un souci de repli.
JG: Pensez-vous que la prochaine administration, quelle qu’elle soit, puisse trouver une harmonie entre l’intervention musclée – “Nous devons absolument faire quelque chose”—vs. Ne faisons pas de bêtises, restons éloignés de problèmes tels que la Syrie parce que c’est un problème beaucoup trop complexe et auquel nous ne voulons pas avoir affaire.
HRC: Je pense qu’une partie du problème est que nos gouvernements ont une tendance à aller d’un extrême à l’autre. Ce que je veux moi, c’est regarder les outils que nous avons en main. Sont-ils suffisants pour les situations auxquelles nous devrons faire face? Que pouvons-nous faire pour avoir de meilleurs outils? Je pense que c’est un débat très important.
Une des raisons pour laquelle je suis préoccupée par ce qui se passe en ce moment au Moyen-Orient est que la capacité de frappe des groupes djihadistes peut atteindre l’Europe et les Etats-Unis. Les groupes djihadistes gouvernent aujourd’hui des territoires. Mais ils n’en resteront pas là. Ils sont destinés à l’expansion territoriale. Leur raison d’être est de se positionner contre l’Occident; contre les Croisés, contre le simple fait d’être différent – et nous sommes tous concernés. Comment essayons-nous d’endiguer ça ? Je pense beaucoup à l’endiguement, à la dissuasion, à la défaite. Vous savez, nous avons fait du bon boulot pour endiguer l’expansion de l’Union Soviétique, mais nous avons fait beaucoup d’erreurs, nous avons soutenu des gens pas très recommandables, nous avons fait des choses dont nous ne sommes pas du tout fiers, de l’Amérique latine jusqu’en Asie du Sud-Est, mais nous avions un cadre articulé de ce que nous essayions de faire et qui a effectivement mené à la défaite de l’Union Soviétique et à l’effondrement du Communisme. C’était notre objectif. Nous l’avons atteint.
Maintenant la grande erreur était de penser, okay, c’est “la fin de l’histoire”, après la défaite de l’URSS. Ça n’a jamais été le cas, l’histoire ne s’arrête jamais et les nationalismes s’installent de nouveau, d’autres idéologies commencent à clamer leurs désirs expansionnistes. L’Islam djihadiste en est aujourd’hui le plus clair exemple, mais pas le seul- l’effort de Poutine pour restaurer sa vision de la grandeur russe en est un autre. (…)
JG: Il semble toutefois qu’il n’existe pas aujourd’hui de forme constitutionnelle du type d’engagement que vous prônez.
HRC: Et bien, c’est parce que la plupart des Américains pensent à “engagement” et associe directement “engagement militaire”. C’est la raison pour laquelle j’utilise l’expression “pouvoir intelligent”. Je l’ai fait délibérément parce que je pense que nous devons employer un autre langage pour parler de l’engagement américain, autre que l’unilatéralisme ou la stratégie de l’autruche.
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