La Meuf : Paris-Jérusalem, décalages et adaptations.

A peine 48 heures à Paris et il est déjà temps de rentrer. J’ai vu ma famille, mes amis les plus proches, réussi à squeezer autant de monde et de sommeil que possible et je suis de retour à Roissy-Charles de Gaulle, avec ma valise et mon bouton entre les yeux. Tout le week-end, j’ai lutté pour le couvrir, employé divers stratagèmes pour ne pas ressembler à une ado ou une femme hindoue, avec plus ou moins de succès en fonction des heures du jour et de la nuit.

Je traîne vaguement dans le hall pourri du terminal 2-quelque-chose de Roissy, je feuillette quelques Voici et Gala pour me tenir informée des nouvelles essentielles de mon pays d’origine, et il est enfin l’heure d’embarquer. Dans le couloir de l’avion, tandis que les passagers rangent leurs effets personnels dans les coffres à bagages et prennent leur temps pour s’installer, je rêve de m’endormir au plus vite et de me réveiller en Israël. Un monsieur, déjà assis, me regarde fixement. Je lui souris. Il ne peut décemment pas me draguer, il doit approcher les 70 ans ou plus. Il continue de me fixer en souriant. Je me dis que je dois lui rappeler sa fille, ou qu’il est tout simplement aussi heureux que moi d’être en route pour Israël. Et puis c’est un vol El Al, donc tous les passagers sont comme une seule famille. Qui n’a jamais voyagé sur El Al ne peut comprendre de quoi je parle. Les gens debout dans les couloirs, les cris, les rires, les odeurs de pita chaude, le petit pot de houmous. Comme je suis sur El Al, je lui souris à nouveau, convivialité, familiarité, tout ça. Mais je sens qu’il veut me dire quelque chose. Alors je ne détourne pas le regard et je l’invite à enfin cracher sa Valda. Et c’est alors que, toujours avec son large sourire de papi, il me dit :

« Vous avez un énorme bouton au milieu du front, là…»

et il met son doigt entre ses deux yeux (au cas où). Il me le dit pour me rendre service semble-t-il, comme il m’aurait dit que j’avais fait tomber mon passeport par exemple. Mais la fatigue, la surprise et le combat perdu contre le bouton ne me poussent pas à la sympathie. J’ai envie de lui dire « mais de quoi je me mêle ? » mais finalement j’encaisse le scud et lui dis : « Je suis au courant merci. J’ai des miroirs chez moi ». Mais il continue de sourire. Impressionné par le bouton. Vexée, je m’enroule dans ma couverture et je m’endors jusqu’à l’atterrissage. C’est donc ça Israël. On dit les choses. On n’enrobe rien. Pas de dragées en Israël. Le genre : « Quoi ? Un bouton ? Ah non, vraiment je ne vois pas de quoi tu parles », ils ne connaissent pas. Je dois donc m’attendre à tout moment à un délicat : « t’aurais pas un peu grossi depuis ton arrivée ? » de la part de ma voisine, prof d’hébreu ou conducteur de bus. Et je ne vais pas aimer, donc autant me préparer.

En arrivant à Jérusalem, j’apprends qu’une grève générale est prévue pour le lendemain. Youpi, je ne vais pas être dépaysée. Un week-end à Paris, j’atterris, et c’est la grève générale. Enfin, ce n’est pas encore sûr, les syndicats attendent l’accord du gouvernement me dit-on. Il faut que vous compreniez. Je suis française, j’ai vécu toute ma vie en France, les grèves, je connais, c’est comme la pluie, le camembert qui pue et la baguette, c’est ma patrie. Donc quand je lis que les syndicats doivent obtenir l’accord du gouvernement, y’a un truc qui m’échappe. Le lendemain matin, avant toute chose, je vérifie où on en est niveau grève, histoire de savoir si ça vaut le coup de sortir de chez moi. J’apprends alors que les grévistes ont obtenu le droit de faire grève de 6h à 10h du matin.

? ? ?

Bon. Je ne sais pas trop quoi faire, il est 8h, donc en plein dedans. Je décide finalement de sortir et au pire, je marcherai un peu au lieu de prendre le bus. En descendant ma rue, je vois passer un bus. Puis un deuxième. Une fois à l’arrêt de bus, j’attends trois minutes et mon bus passe. Je ne sais pas si j’ai le droit de monter quand il s’arrête et ouvre ses portes. Mais il n’a pas l’air contre l’idée que je monte. C’est quand même super bizarre cette grève. Et puis y’a pas d’embouteillages, les gens ne font pas la gueule, même le chauffeur de bus n’est pas plus antipathique que d’habitude. Il ne pleut même pas. Au bureau, personne ne râle, personne n’est en retard, tout le monde est là. En gros la grève en Israël, c’est juste un mot. On vous prévient, on va faire grève pendant quatre heures, et on l’annonce parce que sinon personne ne remarquerait. J’ai l’impression de vivre sur la planète Mars, je suis plus dépaysée que jamais. J’imagine alors notre Bernard Thibault national et sa coupe à la Clovis, et je me dis que s’il avait été en Israël ce jour-là, il serait sans doute mort. J’imagine ensuite un Israélien en France un jour de grève. Il doit penser que c’est la fin du monde.

Le lendemain, je retrouve Miri, ma nouvelle prof d’hébreu. Elle m’avait demandé quelques semaines plus tôt s’il y avait des chansons en hébreu que je connaissais ou aimais bien, pour qu’on apprenne les paroles ensemble, parce que c’est un bon moyen d’apprendre la langue. Sur le coup, je n’avais pensé à rien. Je ne suis pas une grande mélomane et aucune chanson en hébreu ne me venait à l’esprit, sauf les grands classiques de mariages et bar-mitzvah. Du coup Miri a entrepris de forger ma culture musicale israélienne et je lui fais confiance. Mais en arrivant ce jour-là, la tête encore pleine de la fête pour le PACS du Pédé et son mec, je me suis souvenue de sa réaction quand on a discuté des Hora pour la fête. Il était contre au début mais son mec, moi et quelques autres l’avons convaincu que ça mettait de l’ambiance. En revanche il nous avait prévenu : véto absolu pour Balbeli Oto. Nous avions compris qu’il s’oppose à cette chanson populaire mais il faut reconnaître que question ambiance dans les mariages, Balbeli est imbattable. Donc j’arrive à l’oulpan et je dis à Miri qu’il y a une chanson que je connais. Quand j’ai dit Balbeli Oto, Miri a eu un fou-rire. Apparemment Balbeli Oto, c’est un peu comme si j’avais dit Suzette de Dany Brillant ou Comme un ouragan de Stéphanie de Monaco.  Je me suis donc défendue comme je pouvais. « Non, mais c’est pas que j’aime Balbeli Oto, hein, c’est juste qu’on l’entend toujours dans les mariages… » Elle m’a concédé que dans une fête ça mettait en effet beaucoup d’ambiance (un peu comme Alexandrie de Cloclo). Mais elle a ri pendant trois heures. Et par moments, en plein milieu d’un verbe que je m’efforçais de conjuguer au futur, elle me disait : Balbeli Oto ? Vraiment ? Be’emet ? Deux jours plus tard, elle est arrivée avec une liste de mots qui n’avaient pas vraiment de lien les uns avec les autres, puis un texte qui ne voulait rien dire. Elle m’a appris les paroles de Balbeli Oto et nous avons écouté la chanson sur Youtube. J’ai alors compris sa réaction. Une fois décortiqués, ces paroles, cette musique et les problèmes capillaires intenses du chanteur, Kobi Peretz, ne peuvent être respectés dans un pays où la culture est érigée en religion. Mais je ne m’étais jamais posé la question. J’entendais cette chanson dans les fêtes, je dansais comme une idiote et criant « Balbeli Oto » sans savoir ce que ça voulait dire (“embrouille-le”). C’était presque exotique. Maintenant, c’est la langue que j’apprends, c’est la culture que j’appréhende, c’est le pays que je veux faire mien, je ne peux plus le regarder avec mes lunettes parisiennes et danser comme une cruche sur une chanson débile. La bonne nouvelle, c’est que je peux à nouveau me déhancher sans honte sur Cloclo ou Suzette, personne ne sait que c’est ringard ici.

Bon mais assez analysé et parlé, maintenant il est temps de mettre en pratique et de devenir israélienne. Balbeli aura été déterminant. Je veux devenir israélienne. Donc moi aussi je vais crier, pousser, foncer dans le tas. Et puis je vais me mettre à fumer pour pouvoir, comme les israéliens, me pencher vers le cendrier de deux personnes en terrasse, y écraser ma clope, demander si « je peux » une fois la clope écrasée et repartir en souriant, lestée de mon mégot. Et je vais être cash, détendue et sourire quand je veux, pas quand je sens que les autres aimeraient bien que je sourie, ou quand il faut sourire, ce qui me correspond parfaitement dans le fond, il faut juste que je me défasse progressivement des couches de culture française qui me recouvrent et m’inhibent.

Pour commencer, et pour allier apprentissage de l’hébreu et des codes israéliens, je regarde Srugim, une série israélienne, qui se passe à Jérusalem et raconte la vie de trentenaires célibataires. Jusqu’à la fin de la première saison, la seule chose qui me différenciait d’eux était le niveau de religion. Mais puisque certains deviennent non-religieux, je me reconnais de plus en plus dans les personnages au fur et à mesure que la série progresse et je me dis que je suis sur la bonne voie, en route sans escale pour l’assimilation. Pourtant, hier soir, en regardant un épisode de la seconde saison, j’ai réalisé à quel point j’étais encore terriblement française. Deux des personnages louent la Folie des grandeurs et tandis que de Funès fait le clown à l’écran, ils se regardent et se demandent qui est ce de Funès que certains disent drôle et ils éteignent, ce qui fait rire l’ami israélo-américain avec qui je regarde Srugim. Je lui demande s’il rit à cause des simagrées de de Funès ou de la réplique de la série. « La série bien-sûr, pourquoi ? Ne me dis pas que ça te fait rire, ça ? »

Ça. Ça. ÇA !?!? 

Je voudrais pouvoir le frapper, hurler, pleurer, lui expliquer ce qu’est ce « ça » qu’il dénigre sans savoir. Ça, c’est un monument, c’est un génie, c’est mon enfance, mes premières larmes de rire, ça, c’est notre deuxième Tour Eiffel, c’est ce qui sera toujours entre toi et moi, entre eux et moi, entre celle que je veux devenir et celle que je serai toujours. Oscar, Rabbi Jacob, L’aile ou la cuisse, les Gendarmes. J’ai beau critiquer la France, m’en sentir terriblement loin, quand de Funès apparaît sur un écran je sais qu’une part de moi sera toujours française et qu’une part de moi sera toujours un peu incomprise dans un autre pays. Je comprends alors ce qu’être une immigrée signifie, ce que le déracinement implique.

J’y pense encore le lendemain matin devant la photocopieuse, quand une jeune femme entre dans la pièce. Je lui souris et la salue « shalom ». Elle me regarde, surprise. « On se connaît ? » Je ris. Charmant. « Non, je disais juste bonjour ». Elle rit. « D’où es-tu ? ». « France. Tu demandes à cause de l’accent ? ». « Non, tu ne pouvais pas être d’ici, tu es trop polie ». Je la regarde, incrédule. J’ai du pain sur la planche, comme on dit chez moi.


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