L’œil de Judith : J’ai fait un rêve…

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J’ai fait un rêve…

Pelotonnée sous mes trois couvertures bordées avec minutie, le nez planqué dans l’oreiller, je m’apprêtais à conclure une journée d’oulpan intensive par un doux sommeil réparateur. Je venais à peine de fermer les yeux avec un soupir de contentement, laissant mon imagination partir vers des lieux baignés de chaleur, que, brusquement, comme surgies de nulle part, des lettres hébraïques se plantèrent devant moi !

Trois petites, suivies rapidement d’autres, cursives et carrées, commencèrent à tourbillonner dans une valse à mille temps. Tout d’abord silencieuses, elles se mirent ensuite à susurrer leur nom, puis leur prononciation ridiculement exagérée comme pour les faire comprendre à une nonagénaire qui a perdu son sonotone. Des dalet, vav, nun, la tribu des sofit avec à sa tête le tsadik qui s’élève, se bousculèrent alors. J’avais beau ouvrir les yeux pour les chasser de ma nuit, elles revenaient encore et toujours pour me laisser sans répit.


C’est bon, j’ai compris le message, vous voulez prendre la place des autres, du A et de ses 25 copines qui habitent ma caboche depuis toujours, pépères qu’elles sont avec leurs petites habitudes rassurantes !

Finie la quiétude, bye-bye le confort de feuilleter un dictionnaire en sachant que, sans même y réfléchir, le N est tranquillement assis entre le M et le O. Terminée aussi, le luxe, dont j’ignorais à quel point il était inestimable, d’écrire le son R d’une seule et unique façon. Comment ? Ben avec un R pardi ! C’est vrai que le français est une langue sacrément retorse. Mais pas pour moi. Na ! Moi ça fait belle lurette que, à coups de rendez-vous obligés avec M. Bled et ses cousins Bescherelle et Larousse, je ne suis plus une novice. Je sais quand pour un « o », je dois la jouer « eau », « au » ou « o » tout court.

Désormais, mesdames et messieurs, place à l’angoisse ! Le « Re » qui vient du fond de la gorge – pas le nôtre gentillet et plus soufflé qu’autre chose –, il s’écrit avec un hèt ou un khaf ? Et les voyelles qui n’existent pas. Comment je fais sans elles pour savoir si je dois prononcer ba, bé, bi, bo ou bou ? « Ah, tu hésites ? Et bien apprends maintenant ! »

Pas le choix. Retour au b.a-ba, ou plus exactement à l’aleph-bêt.
« Tu es à nouveau un bébé, un enfant au sens premier : privé de langage ! Bouhouhouhou ! »
A trente ans passés, ça fait un drôle d’effet…

Bien sûr, je pourrais me la jouer touriste. Un mot d’anglais par-ci, un geste éloquent par-là, du baragouinage pseudo hébraïque. Bref, une parfaite petite Française à l’étranger.

Il faut dire que nous, les « Serfati », nous avons un rapport très particulier à la langue. Tout d’abord la nôtre. On nous a tellement répété qu’elle était l’une des plus difficiles mais aussi l’une des plus belles, source de tant de richesses artistiques, poétiques, littéraires, que, il faut bien l’avouer, on se la pète grave. On fait le strict minimum à l’école pour apprendre d’autres langues  – peu encouragé par une pédagogie ultra ringarde. La plupart d’entre nous a un niveau d’anglais lamentable. On a si peu pratiqué l’oral tout en étant traumatisé par la liste des verbes irréguliers que, au final, on aligne trois mots – qui ont souvent leurs cousins directs en français – avec un « euuuhhh » bien appuyé entre chaque.

Le pire reste surtout nos virées à l’étranger. Il nous faut un certain temps pour bien réaliser que les autochtones n’ont pas pris français renforcé en LV1 et que, en dehors de « bonejoure » et de la phrase emblème de la patrie des droits de l’Homme et des philosophes des Lumières, le fameux « voulez-vous coucher avec moi ce soir ? », ils connaissent que couic à la langue de Molière. Au fait, c’est qui ce Molière ? Jeter un regard noir furibond, hausser les épaules avec indignation, voilà notre seule défense face à cette offense, avant de devoir, bon gré mal gré, ravaler la fierté du coq blessé dans son ego.

Avant de venir en Israël, j’avais lu le récit autobiographique d’Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie. Avec une écriture d’une nudité telle qu’elle n’accorde aucune facilité aux lecteurs pour s’accrocher à la paroi rugueuse de sa biographie, Appelfeld raconte à la fois son histoire (celle d’un enfant choyé issu de la bourgeoisie juive roumaine, plongé dans l’effroi et la solitude lorsque la Shoah vient le priver de ses parents et le contraindre à errer, comme une bête sauvage, dans les forêts d’Europe centrale) et son rapport à la langue. Sa langue maternelle, l’allemand, et sa langue d’adoption d’enfant orphelin, l’hébreu. Appelfeld décrit la douleur, exacerbée par des mois de silence forcé par l’errance, de devoir faire sien l’hébreu. Impossible de faire autrement pourtant s’il veut quitter sa condition de rescapé et devenir un être vivant, un citoyen israélien et, de surcroît, donner corps à son besoin de raconter.

J’ai pensé à lui, comme à tous ceux qui sont arrivés dans ce pays au cours des siècles, fuyant les persécutions, à la recherche d’un sol qui ne risquait pas, tout d’un coup, de se muer en enfer, ou animés par un idéal acharné en l’existence de cette terre. J’ai pensé à ceux qui ont construit ce pays jeune et en même temps inscrit dans une lignée millénaire.

J’ai pensé à la vigueur déployée pour survivre en tant que démocratie. J’ai pensé à tous ces patriarches et à moi au milieu de tant de force quand j’ai eu dans mes mains, pour la première fois, ma carte d’identité israélienne. Je l’ai reçue le jour de mon anniversaire. De là à y voir un signe…

Désolée de finir sur une note sentimentaliste, mais, maintenant, c’est à moi d’être digne de cet héritage et faire mienne cette langue. Alors je m’accorde une petite parenthèse émotive avant de replonger dans les bouquins. Parce que à notre professeur d’hébreu, « kibboutz woman » dont des litres d’huile de coude coulent dans les veines, à l’image des Israéliens de longue date, on ne la lui fait pas le coup des violons de la nostalgie :  צריך ללמוד! Il faut étudier ! Tiens vlà le retour du tsadik et du khaf. A nous deux maintenant !

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