“Soyez des bâtisseurs, plutôt que des vengeurs”

Dans une dernière lettre terriblement tragique, Fritz Kroch, dans le train qui le déportait pour Auschwitz, prie sa femme d’utiliser le « Get », le document de divorce religieux, pour qu’elle puisse recommencer sa vie avec un autre homme « plus calme » mais « aussi bien intentionné que lui ».

 

Le 23 juin dernier, sur la place Jean Moulin de Mézières-en-Brenne, Thérèse et Henri Morissé reçurent, à titre posthume, la médaille des Justes Parmi les Nations. Elle était couturière, lui cultivateur, tous deux originaires de l’Indre. En ce jour, on se souvint d’eux pour avoir sauvé la famille Kroch, alors que les rafles des familles juives étrangères se multipliaient dans la région.

En septembre 1940, la grand-mère Grofa, les parents Fritz et Leonora, et leurs enfants Pierre, Eva, Judith et Alexandra Kroch, se réfugièrent à Mézières-en-Brenne pour échapper à la menace nazie. Ils furent d’abord accueillis chez leurs amis, les Goldschmidt, mais très vite à l’étroit, ils louèrent une maison dans les faubourgs de la ville. Les arrestations répétitives et le danger désormais immédiat forcèrent finalement la famille Kroch à devoir se cacher.

Le fils, Pierre, chargé de ramener des ravitaillements à sa famille se rendait régulièrement chez la famille Morissé, qui possédait une ferme d’une quarantaine d’hectares à Mézières. Henri Morissé, avec l’aide de sa femme Thérèse, de leur fils Jean-Baptiste et de leur future belle-fille Antoinette, élevaient une vingtaine de chèvres et vivaient de la vente de leur lait et de leur fromage. Afin de recevoir un peu d’argent et de nourrir sa famille, Pierre Kroch participait souvent aux travaux de la ferme : moisson, batteuse, vendanges… Pierre et Jean-Baptiste devinrent mêmes amis, ayant une passion commune, celle de la musique.

Alors que les menaces s’intensifièrent, Henri Morissé promit à la famille Kroch de les cacher en cas de danger. Il possédait un cabanon en bois, complètement isolé dans les vignes de la ferme, qui servait à stocker ses outils de travail. A la fin du mois d’août 1942, les Kroch reçurent une information discrète de la gendarmerie annonçant qu’une rafle était imminente. Comme prévu, Morissé cacha les sept membres de la famille Kroch dans son cabanon de 2 mètres sur 2 mètres et haut de seulement 1 mètre 25… Par prudence, les Kroch n’étaient nourris et ne sortaient que la nuit. Dû au manque d’espace, ils vécurent dans de terribles conditions pendant près de trois semaines, avant de partir pour Lyon en octobre 1942.

Photo de La Nouvelle République : Les descendants des familles Kroch et Goldschmidt ont exprimé leur reconnaissance.

De toute la famille Kroch, seul le père, Fritz, fut déporté à Drancy puis à Auschwitz, d’où il ne revint jamais. Trois lettres signées de son prénom à sa famille furent retrouvées, où il y raconte son quotidien dans les camps de concentration. A Drancy, il se dit bien-portant, et son ton est naïf et rassurant : il déclare avoir assez à manger et avoir été placé dans la « meilleure » chambre, bien que logeant 50 prisonniers dans un espace étroit. Le camp étant administré par les prisonniers, bien que sous la supervision des Nazis, il écrit bénéficier « d’une liberté relative, dans les limites imposées par les barbelés ». Il décrit même les prisonniers comme étant des « voyageurs », sans savoir que ce « voyage » n’aurait qu’une destination finale, celle de la mort.

Tandis que la première lettre est teintée d’espoir, la deuxième écrite pendant le trajet jusqu’à Auschwitz rend clair que Fritz ne survivra pas aux camps de la mort. Cependant, il y parle de vie, d’amour et de justice, plutôt que de mort, de haine et de vengeance. Il se rappelle de sa première rencontre avec la femme de sa vie qu’il appelle « sa camarade » et de leur vie heureuse entourée de leurs quatre enfants. Il s’interroge sur le sens de leur vie sur terre, concluant que même la science et la foi ne peuvent pas tout expliquer, surtout pas de telles atrocités. Seule la conscience doit être la « boussole », le libre-arbitre de chacun, guidant les hommes vers le bien, vers ce qui est moralement bon. Il leur demande de ne pas déplorer sa mort trop longtemps et de continuer à vivre leur vie sans lui, tout en n’oubliant jamais le mari aimant et le père dévoué qu’il fut pour sa famille.

Dans une dernière lettre terriblement tragique, Fritz prie sa femme d’utiliser le « Get », le document de divorce religieux, pour qu’elle puisse recommencer sa vie avec un autre homme « plus calme » mais « aussi bien intentionné que lui ». Selon la loi juive, si un homme disparaît sans laisser de preuve de sa mort, sa femme a le statut d’ « Aguna ». Littéralement « ancrée », ni veuve ni divorcée, la femme reste sans autorisation de se remarier. Donner le Get à sa femme était alors la preuve ultime de l’amour éternel que Fritz avait pour Leonora et pour ses enfants.

 

Voici les lettres de Fritz Kroch à sa famille dans leur intégralité:

Drancy, 19 novembre 1943

Chère Marguerite et chers enfants,

Aujourd’hui nous sommes vendredi ; le départ est prévu pour demain matin. Ils parlent de la Haute-Silésie comme étant notre destination finale. Dans tous les cas, nous avons des provisions pour 5 jours de voyage. Notre séjour à Drancy n’était pas horrible, je m’y suis fait de bons amis et, par-dessus tout, j’ai pu bénéficier de liberté relative, dans les limites imposées par les barbelés. Selon les nouvelles que nous avons reçues de là-bas (Haute-Silésie), les déportés précédents s’y plaisent et sont bien nourris. Dans tous les cas, comme je l’ai déjà écrit, c’est presque certain que mon itinéraire va changer. Dans ce cas, par mesure de précaution, vous n’aurez pas de nouvelles de moi pendant un certain temps. Ne vous en inquiétez pas ; bien au contraire – soyez rassurés de mon silence. Le camp tout entier et le convoi sont administrés par nous-mêmes, sous la proche supervision de ces messieurs ; j’ai été désigné comme le chef de notre wagon.

Je suis très content de n’avoir reçu aucun colis, j’ai déjà assez de choses à porter, assez de sous-vêtements. J’ai réapprovisionné ma pharmacie ; ici tous les services sont gratuits (coiffeur, lessive, cordonnier, tailleur, douches, etc.). Mes chaussures ont été ressemelées. Avec ma couverture et une autre que j’ai « emprunté » à L., je me suis créé un double sac de couchage, doublé de laine que j’ai retirée des matelas. Je me suis aussi fait des moufles, des chaussettes et des caleçons, aussi à partir de couvertures, une paire de pantalons de travail bleus, 3 pulls, 1 cache-nez, etc. Nos « collations » pour 5 jours de voyage : une miche de pain de 2kg, 500g de viande, du chocolat, du fromage, etc, dans une besace. Je ne vais certainement pas tout manger ! (Vous pouvez voir tout le travail que notre équipe en cuisine fournit, afin de tout préparer. Nous somme 1200 « voyageurs », du genre que j’ai vu à Gurs). Pour ce soir, nous sommes logés dans des chambres de 50, une chambre par wagon. Ma chambre est la meilleure et est connue à travers le camp, nous sommes tous d’une humeur assez gaie, les « voyageurs » des autres chambres viennent nous rendre visite ; ils disent que cela les encourage. Le tailleur de Ch. est dans ma chambre, et par conséquent dans mon wagon ; il doit donc me « suivre ».

J’ai demandé à un peintre dans ma chambre de peindre notre devise « Fiers et dignes », sur les murs blancs.

Vous ne pouvez pas imaginer à quel point je suis immensément fier de vivre ces grandes minutes, qui me galvanisent et me remplissent, jusqu’au plus profond de mon être, d’un sentiment de reconnaissance, de bonheur absolu, bien que, ou parce que, je pense constamment à vous.

Mais – et vous me comprendrez, car vous me connaissez et vous savez pourquoi je suis ici et pourquoi j’en suis fier – je regrette presque que vous ne puissiez pas partager ma joie et mon calme stupéfiant. C’est ici que je ressens enfin une fierté pure d’être juif, sur les premières lignes face à la dernière charge des Barbares. De plus, je ne suis pas seul, et beaucoup de nos frères et de nos sœurs ont enfin compris et sont redevenus juifs ici.

Léopold Metzger, mon cousin, le chef du wagon voisin, pense de la même manière que moi et agit sur ses camarades, avec le même succès. Nous avons eu de longues conversations ensemble, et certains problèmes et idées ont ici pris un sens nouveau pour nous. Etre juif c’est avant tout être humain.

J’ai beaucoup à faire : fournir des services sociaux et de la nourriture en préparation pour le départ de mes 49 (compagnons) m’occupe jour et nuit, ainsi que d’autres préparations importantes pour le « départ ».

Il ne fait pas encore froid et les chambres sont chauffées (chauffage central) et, dans les cheminées, nous faisons du café, du thé etc. Même si nous arrivons en Haute-Silésie, chacun travaillera selon ses talents, mais vous pouvez être sûrs que je trouverai du travail en chemin également, ce qui ne me déplaira pas du tout !

Ce soir il y aura un service religieux dans la partie du camp réservé pour les déportés. Le Rabbin Schönberg, qui lui-même est un déporté, va parler, et cela sera sûrement très agréable.

On vient tout juste de me donner une besace et une cagoule en laine.

Je n’ai pas de regret et je ne veux pas que vous en ayez non plus. Nous nous sommes toujours mis d’accord sur tout et nous devons continuer de même aujourd’hui. Je serais ravi de savoir que vous partagez véritablement et joyeusement ma tranquillité et ma confiance certaine en un futur proche et heureux. Aucun de nous n’est triste ici, et demain, à la gare, nous chanterons, pour nous et pour eux, l’Hatikvah et la Marseillaise.  

Le soleil se couche. Je vous embrasse tous ardemment et je vous envoie mes heureuses bénédictions ; comme je l’ai toujours fait et comme je le ferai encore bientôt, je vous admire, je regarde, avec mes yeux grands ouverts et en souriant, dans vos yeux chéris. Mes yeux sont grands ouverts et je souris.

Vous serez de nouveau bientôt heureux avec votre Félix et votre Papa.

 

Drancy, 19 novembre 1943

Chère Marguerite et chers enfants,

Quand vous recevrez cette lettre, vous aurez probablement des raisons certaines de croire que j’ai disparu ; que ma fugue n’ait pas réussi (celle de demain ou une autre, comme je me suis promis que je ferai l’impossible afin de vous retrouver) ou que le climat en Haute-Silésie n’ait pas été bon pour moi.

Cependant, et j’insiste dessus, ne perdez pas tout espoir de me revoir jusqu’à ce que les déportés soient revenus depuis plusieurs mois.

Une fois que cette date est passée, néanmoins, ne continuez pas à vous accrocher à une espérance vaine, continuez votre vie, comme de nombreuses personnes l’ont fait depuis le début de la guerre, sans vous retourner continuellement. Je sais que vous ne m’oublierez pas, comme je n’aurai oublié aucun d’entre vous. De temps en temps, disons tous les 20 novembre, peut-être plus souvent, mais pas tous les jours – je vous le demande – vous pourrez consacrer quelques minutes à la mémoire de celui qui vous aima jusqu’à sa dernière minute (je vous demande pardon pour ce ton solennel et lugubre, que je déteste ; je n’ai pas l’habitude d’écrire ce genre de lettre). Mais hormis ces rares moments, que j’accepte car ils correspondent aux magnifiques années que nous avons vécues ensemble, je ne veux pas que ma mémoire vous accable au point d’obscurcir votre vie. Je sais que la Vie surmonte tout deuil, mais je veux que vous sachiez que j’ai toujours aimé et aspiré au bonheur, et que je veux vous savoir heureux. Lorsque vous penserez à moi, souvenez-vous, sans amertume, le merveilleux – et, malgré tout, long – voyage que nous avons vécu ensemble, main dans la main, à travers des routes qui n’ont pas toujours été banales, presque toujours en souriant. Rappelle-toi Marguerite, de la beauté de nos premières rencontres – nous n’étions que des enfants – et de toutes les occasions heureuses et les chagrins courts mais revitalisants – et vous, mes enfants, rappelez-vous de notre camaraderie chaleureuse – car Maman et moi étions de vrais camarades, pour l’un et l’autre et pour vous aussi. Nous n’étions pas une famille mais une équipe enthousiaste. Restez une équipe et si vous pensez à votre vieux camarade, pensez à moi avec un sourire sur vos lèvres. Ne vous reprochez pas de ressentir à nouveau du bonheur dans votre vie : c’est moi qui vous supplie d’être heureux, comme j’ai toujours voulu que vous le soyez et comme je l’ai toujours été.

Nous ne connaîtrons jamais le vrai sens de la vie… Notre existence sur Terre est trop lourdement soumise à des lois trop mystérieuses pour notre modeste compréhension. Notre esprit ne sera jamais capable de tout comprendre et de dire : Voilà la Vérité. La science ne peut pas tout expliquer, quant à la Foi, elle n’a pas vocation à tout expliquer non plus. Nous avons simplement foi, et elle nous élève. Mais la Foi ne peut pas être commandée. Entre ces deux pôles, l’esprit est libre, et seule la Conscience – car la Conscience existe ; nous le savons – doit être votre boussole. Ce que vous faites en bonne conscience, l’ayant fait en pensant que c’était la Vérité, sera toujours juste. Je ne vous laisse pas de lignes de conduite ; je suis moi-même encore en train de chercher mon propre chemin. Chacun doit être son propre guide, à moins qu’il ne trouve des esprits supérieurs qui puissent lui indiquer le droit chemin. Mais ne regardez pas trop en dehors de votre personne.

Vous, mes enfants, si vous hésitez, confiez-vous à Maman. Elle est authentique, sincère et bonne. Suivez son chemin tant que vous n’êtes pas sûrs d’avoir trouvé votre propre direction, à l’intérieur de votre conscience.

Si vous m’aimez (vous m’aimez ; je le sais), n’oubliez pas que chacun de vous fait partie de moi. Par conséquent, aimez-vous les uns les autres, restez toujours unis. Faites ce qui est Bon et n’oubliez pas que la plus grande joie doit être trouvée dans le sentiment du Devoir Accompli. N’insistez pas sur la vie à tout prix : ces quelques années sur Terre ne sont pas si importantes ; il vaut mieux vivre peu en se battant, que faire durer son existence pendant de longues années de médiocrité morale et intellectuelle.     

L’amour est aussi une chose exceptionnelle. Plus tard, chacun d’entre vous aimera son partenaire de vie, comme Maman et moi nous sommes aimés. Vous aimerez aussi vos Frères et l’Humanité toute entière, comme je les ai moi-même aimés. Ne soyez pas petits. Le Grand est ce qu’il y a de plus beau.

Ne pensez pas à me venger personnellement. Ils nous ont fait beaucoup de mal, mais la bataille entre eux et moi fut féroce. Je les ai attaqué, ils se sont défendus, mais j’ai gagné ma guerre, parce que j’ai fait plusieurs victimes dans leurs rangs – si tout se passe bien, je continuerai à faire de même demain et les jours à venir – et ils n’auront tué que moi.

Ne confondez pas la Justice et la Vengeance. La Justice est un Devoir, mais la Vengeance est une passion. Je ne voudrais pas que ma vie, et surtout pas celle de mes fils, soit obsédée par le désir de vengeance. Soyez des bâtisseurs, plutôt que des vengeurs.     

Mon écriture devient faible ; j’ai ajouté de l’eau à l’encre pour faire durer notre conversation.

Je vous embrasse tous et vous serre fort dans mes bras. Je t’embrasse Marguerite, et je te dis Merci pour tout ce que tu m’as apporté et pour ce que tu as donné à nos enfants. A vous, mes enfants, mes plus ardentes bénédictions.

Nous nous reverrons peut-être – espérons-le – là-haut.

Votre Félix

Votre Papa

 

Chère Marguerite.

Essaye de localiser, dans le bureau de Drancy, le Get1 que j’ai laissé. J’espère que tu pourras l’utiliser et commencer une nouvelle vie merveilleuse, avec l’homme qui te rendra heureuse et dont je serre la main avec sincère affection. J’espère qu’il sera plus calme que moi, mais qu’il sera aussi bien intentionné que je le suis.

Baisers,

Félix

 

1 Document de divorce religieux : selon la loi juive, si un homme disparaît sans laisser de preuve de sa mort, sa femme a le statut d’ « Aguna » – littéralement « ancrée », ni veuve ni divorcée, elle ne pourra pas se remarier. Félix, connaissant la loi, veut l’épargner de cette possibilité.

 


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