Nous avons une mémoire.

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La semaine qui vient de s’écouler est une semaine très particulière en Israël, un flot d’émotions contradictoires qui ne peuvent être racontées ensemble.

Ça commence par Yom Hashoah. Ça commence par des centaines de personne place du Ghetto de Varsovie, à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem. Ça commence par un arsenal de sécurité assez important. Ça commence par un vent glacial qui se lève sur l’esplanade du souvenir. Ça commence par des gens, jeunes, moins jeunes, qui arrivent deux heures en avance, discutent légèrement, sans réaliser où ils sont ni pourquoi. Des étudiants, des ambassadeurs, des inconnus, des gens. Ça commence par ces mêmes personnes qui ont froid et se plaignent du froid, ironisent sur ce froid paralysant et incompréhensible quand le matin même il faisait 35 degrés. Ça commence par ces gens qui se reconnaissent, qui se sourient, qui prennent des nouvelles, qui se croisent aux toilettes et restent y faire la causette parce que c’est le seul endroit protégé du vent. L’ambiance est détendue. Ça commence par une distribution de couvertures. Ça commence par une demande solennelle de s’asseoir. Et ça commence par des ordres donnés aux soldats. Garde à vous.

Le Président de l’Etat d’Israël fait son entrée, suivi du Premier Ministre et de son épouse, et du « Speaker » de la Knesset et de son épouse, les mines sérieuses et graves, kipas sur la tête. On commence à savoir à nouveau pourquoi nous sommes là, ce soir-là. Pour se souvenir et honorer une mémoire collective autant qu’individuelle. On a froid, mais soudain on n’ose plus en parler, on n’ose plus se plaindre, on n’ose à peine admettre, enroulés dans nos couvertures bleu marine, qu’on a froid, tant ce sentiment semble indécent.

Six anciens déportés dont les histoires nous sont contés viennent allumer une flamme, une flamme par million de morts, accompagnés chacun par un membre de leur famille. Une dame et sa petite-fille, un monsieur et son fils, une autre dame et sa petite-nièce, soldate. Sur les écrans qui retransmettent, on distingue les traits, les similarités sur leurs visages. Sur ces visages en retrait qui observent, émus, leurs proches, âgés, dignes, un peu impressionnés, encore bouleversés par leurs histoires qui résonnent, allumer la flamme. Une flamme miraculeusement allumée par ceux qu’on a voulu détruire il y a plus de soixante ans. Et qui sont encore là aujourd’hui, qui ne sont pas seuls.

En entendant leurs témoignages, la lecture de certaines lettres écrites par des mères à leurs enfants, beaucoup de têtes se réfugient sous les couvertures pour pleurer loin des autres. Aussi loin que possible. Chacun a son histoire personnelle et ces lettres ont une résonnance différente en chacun de nous, en fonction de notre âge, de nos origines, de notre connexion à la Shoah, de nos drames personnels. Quand j’entends, sous ma couverture, les mots que cette mère écrit à sa fille, cette dernière lettre dit-elle, sachant qu’elle ne la reverra plus, je ne pense pas à ma mère, je ne pense pas à mon défunt père, je pense à ma grand-mère.

Ma grand-mère aurait pu être la destinataire de cette lettre. Elle aurait pu, si seulement sa mère, ou son père, avaient eu le temps d’écrire, ou la force, ou le papier nécessaire. Et j’imagine ma grand-mère lisant ces mots, ces phrases. Les espérant et les redoutant en même temps. On oublie souvent que nos parents ont été des enfants un jour, les enfants de nos grands-parents, et on a du mal à se figurer que nos grands-parents, que nous n’avons jamais connus sans leurs rides et leurs cheveux blancs, ont été des enfants. Qu’ils ont eu besoin du réconfort de leurs parents, des bras de leurs parents, comme nous. Qu’ils ont été le centre du monde pour leurs parents, qu’ils ont été portés neuf mois par des mamans que nous n’avons pas connues.

Donc ce soir-là, j’ai pensé à ma grand-mère Esther et à sa mère Fanny, morte à Auschwitz. J’ai pensé à ce qu’avait dû être la peine de ma grand-mère de ne pas avoir reçu de telles lettres, et à ce qu’aurait été sa peine si elle les avait reçues. J’ai pensé à ma grand-mère qui ne pouvait pas nous parler de ses parents. J’ai pensé à cette femme, Fanny, qui n’aura jamais été la grand-mère de ma mère, parce que certains avaient décidé qu’elle n’avait pas le droit de vivre. Fanny, dont je n’ai vu le visage sur une photo que très tardivement, avec son mari, mon arrière-grand-père, Wilhelm, lui aussi mort à Auschwitz. Sans jamais nous connaître, Fanny et moi avons aimé la même personne. Si seulement Fanny avait pu savoir que sa fille et son fils survivraient et qu’ils fonderaient leurs propres familles. Elle n’a même pas eu droit à ça. Ils n’ont pas eu droit à cela.

J’ai pensé à ma grand-mère qui allait chaque jour à l’hôtel Lutetia à Paris dans l’espoir de voir revenir ses parents en pyjamas rayés, affamés et proches de la mort, mais encore un peu en vie. J’ai pensé à cette très jeune fille de seize ans qu’elle était et qui, chaque jour, quittait l’hôtel Lutetia avec un peu moins d’espoir. Ma grand-mère avait toujours été ma grand-mère ou la mère de ma mère ou l’épouse de mon grand-père ou la sœur de mon grand-oncle. J’avais oublié qu’elle avait été une fille, une petite fille et qu’elle avait eu, comme moi, besoin des bras de sa maman. Jamais je ne pourrais imaginer ce qu’elle a ressenti, ce avec quoi elle a vécu toutes ces années. Quelques années avant sa mort, on a parlé, un soir, de la guerre, de la fuite de l’Allemagne nazie avec ses parents, du Vel d’Hiv, de la façon dont elle s’en était échappée avec son petit frère, des parents de sa meilleure amie qui l’avaient ensuite recueillie et cachée. Mais jamais nous n’avons parlé de sa perte. Je ne peux que l’imaginer à travers les mots de cette maman inconnue à sa fille inconnue. J’écoute l’histoire de ma grand-mère dans les mots d’une inconnue, son histoire est mon histoire. Mon histoire est l’histoire de tout un peuple.

Et les visages de ces rescapés et de leurs enfants ou petits-enfants, leur existence, leur présence, ma présence, ce soir-là, en Israël, à cette cérémonie du souvenir, la sirène du lendemain matin, le pays qui se fige pendant une minute, sont les seules choses qui puissent me réconforter. Car s’il est encore des individus pour nous haïr et vouloir notre destruction, si nous ne sommes pas à l’abri d’une guerre, ou de plusieurs guerres, nous sommes là, nous existons, et plus jamais on ne nous mettra sur des listes, plus jamais on ne viendra nous chercher chez nous pour nous emmener dans des vélodromes et des trains, plus jamais on ne nous conduira à l’abattoir. Parce que nous avons un pays, une terre, une armée, une âme, mais surtout, parce que nous avons une mémoire.


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